lundi 7 février 2022

Une histoire de construction sociale

C'était il y a au moins mille ans. Littéralement. Je veux dire, ce n'est pas une façon de parler, c'était vraiment il y a mille ans. A quelques années près. 

Bon, il y a mille ans, il y a eu une guerre. C'est difficile de savoir exactement ce qu'il s'est passé, parce que la légende s'est pas mal mêlée avec les faits et que, au bout de mille ans, les traces archéologiques ne sont pas simples à interpréter. En fait, je crois qu'il y a encore des historiens qui s'écharpent par articles interposés pour savoir si le gouffre de Helm, c'était bien un gouffre, ou juste une gorge, ou juste un nom un peu prétentieux pour une citadelle ou même un simple camp retranché derrière des barricades de bois. Difficile à dire quand tout ce dont vous disposez pour trancher les choses, c'est quelques pierres dans une vallée et un tas de parchemins écrits plusieurs siècles après les évènements. 

Il paraît que les principaux témoins se sont barrés, loin, et ils n'étaient déjà pas super fiables. 

Enfin, bref, le truc, c'est que pendant cette guerre, mes ancêtres ont fait le mauvais choix. Quand je dis mes ancêtres, c'est là que ça commence à devenir tendu. Avec mille de distance entre eux et moi, c'est autant mes ancêtres que ceux de tout un tas de gens qui n'ont pas les mêmes problèmes que moi. Le brassage génétique, c'est quelque chose quand même. On pourrait se dire qu'avec le temps, ça se perd, et en un sens, c'est vrai. La génétique oublie. Ou intègre tout ça, je ne sais pas trop, je n'ai pas vraiment fait d'études. Pour les gens comme moi, les universités sont pas trop ouvertes. Officiellement, oui. Dans les faits, pas trop. 

La génétique oublie, mais les hommes, non. Ils se souviennent de qui était ton père, et le père de ton père, et le père du père de ton père. Pour ce qui est des mères, jusqu'à récemment, ils s'en inquiétaient moins. Enfin, sauf si ça les arrangeait, bien sûr. Parfois, on oublie qui est ton père ou ta mère, et une fois que ça été oublié, ça disparaît. Mais le plus souvent, on se souvient. Au besoin, on le note dans des papiers quelque part, et on se transmet les papiers, comme ça tout le monde sait toujours qui étaient tes ancêtres et qui est tu es, toi.

Mes ancêtres, donc, étaient des orcs. 

C'est le nom qu'on leur a donné à l'époque. Ils étaient dans l'armée qui a perdu, et les autres les ont appelé des orcs. Et ils ont continué à appeler comme ça leurs enfants, et les enfants de leurs enfants - même quand ces enfants avaient un parent humain.

Ce qui fait que, aujourd'hui, je suis un orc. Même si on le croirait pas en me voyant. Du moins, pas du premier coup. Quand les gens le savent, ils disent "ah oui, c'est vrai que tu as un air, je l'ai vu tout de suite". 

C'est le nom qu'ont leur a donné, et c'est le nom qu'on nous donne encore. Officiellement, la guerre est finie, mais mille ans plus tard, j'ai l'impression qu'elle dure encore. 

J'ai entendu un professeur dire une fois que orc, c'était une construction sociale - c'était pendant le semestre où j'étais à l'université, avant que mes collègues ne se rendent compte de qui j'étais et que je ne sois contraint de partir. 

Une construction sociale, oui. C'est solide, une construction sociale. Plus solide que les murs des forteresses en tout cas. Plus durable. Mille ans après, elle est toujours là, elle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire