Prenez un colis réf. XX-64-XyC.
Un soupir, un coup d’œil circulaire et Kevin se gratta
discrètement le crâne, sous le casque de commande, à l’endroit
exact où il avait glissé le petit patch autocollant acheté pour
l’équivalent de plusieurs mois de salaire dans un magasin du
syndicat. Personne dans l’entrepôt ne lui prêtait attention mais…
Prenez un colis réf. XX-64-XyC répéta
le casque en faisant maintenant clignoter l’ordre
sur la visière devant
ses yeux.
…mais ailleurs, très loin de lui, dans un bureau qu’il ne
pouvait qu’imaginer, peut-être dans un autre pays ou même sur un
autre continent – en attendant de pouvoir conquérir l’espace –,
quelqu’un ou quelque chose surveillait son activité cérébrale,
ou du moins sa traduction en chiffres et en courbes produite par les
senseurs du casque. Le patch brouillait discrètement le signal afin
de lui permettre de ressentir toute la lassitude et tout l’ennui
qu’il voulait sans cesser d’afficher, officiellement, une bonne
humeur neuronale en accord avec les standards de la compagnie.
Prenez un colis réf. XX-64-XyC.
Il s’exécuta et prit, sur l’étagère rouge et bleue devant lui,
une petite boîte carré, le genre à contenir un smartphone dernier
cri, une pièce d’informatique chirurgicale ou encore un flacon de
nanobots – toutes ces choses que des gens, dans les grandes villes,
achetaient avec enthousiasme et voulaient voir livrer dans l’heure
ou la demi-journée sans quoi ils se répandaient en frustration sur
les réseaux et les services clients. Il rangea l’objet dans son
sac à dos et réajusta le harnais qui le maintenait à la structure
métallique, une dizaine de mètres au-dessus du sol.
Prenez un colis réf. XX-64-XyC dit
à nouveau le casque de sa voix impersonnelle.
Sans même avoir à y réfléchir, Kevin prit une deuxième boîte,
exactement identique à la première.
Prenez un colis réf. XX-64-XyC.
Une troisième boîte.
Prenez un colis réf. XX-64-XyC.
Une quatrième. Toutes dans le sac à dos.
Prenez un colis réf. XX-64-XyC.
Une cinquième. Une flèche lui ordonna enfin de redescendre.
Quand il avait commencé comme manutentionnaire, il y avait quelques
517 contrats hebdomadaires de cela, les casques de visio-sécurité
demandaient des choses comme prenez cinq colis… Maintenant,
ils faisaient comme ça, un par un. Personne ne savait exactement
pourquoi. Quand ils en parlaient entre collègues, le plus souvent
devant un café à attendre de savoir s’ils seraient réembauchés
pour une semaine supplémentaire, ils en arrivaient toujours à la
conclusion que ça devaient coûter moins cher. Kevin ne comprenait
pas comment c’était possible, mais quand quelque chose changeait
au travail, c’était généralement pour ça. Il posa le pied sur
le sol de métal.
Vérification visuelle.
Les colis commencèrent à tourner dans ses mains avant même qu’il
ait conscience d’avoir entamé cette tâche. Les bons jours, il
arrivait à se plonger pendant quelques minutes dans cet état second
où les hauts murs en tôle grises, les étagères géantes rouges et
bleues et même le rugissement permanent des hélices semblaient
refluer et où une sorte d’absence cotonneuse faisait venir plus
vite la fin du travail. S’il avait pu passer les huit heures de vol
ainsi, il l’aurait fait.
« Aucun défaut » dit-il tout haut.
Rendez vous allée 28 place 2 pour expédition.
Se tenant des deux mains aux
étagères, il traversa
l’entrepôt qui oscillait
au gré des turbulences aériennes. Le dirigeable devait arriver à
proximité d’un quartier chic et il fallait
se dépêcher d’arrimer
les colis aux drones qui
effectueraient les derniers
mètres jusqu’au consommateur final. Ce devait être un spectacle
magnifique, presque poétique,
cette grosse masse blanche suspendue
dans l’azur,
lâchant ses dizaines de
petits héliporteurs
comme autant de papillons
au-dessus des faubourgs. Mais
tout ce que lui et les quelques autres manutentionnaires en voyaient,
c’étaient les couloirs crasseux, la pénombre constante et les
boîtes de carton anti-vols impeccables.
Enterrés dans le ciel,
pensa-t-il : ça ne manquait pas non plus de poésie, bien que
d’un genre tout à fait différent.
Comme lui, ses collègues
se hâtaient, encombrés par leurs harnais de sécurité, leurs
sacs à dos et leurs trop nombreux colis.
Ils étaient tous
maigres, avec des corps qui
semblaient allongés par les contorsions nécessaires
pour avancer entre les
structures métalliques. Ce
n’était pas tant qu’ils manquaient de nourriture que le fait
qu’un seul kilo
supplémentaire pouvait valoir un non-renouvellement de contrat. Être
plus léger que les machines étaient leur principale qualité, du
moins c’est ce que répétait
leur superviseur à chaque
pesée.
La sensation réconfortante du patch
lui donna suffisamment de confiance pour ne
pas se forcer
à sourire tout le long du trajet.
Si ça n’affectait pas les
relevés neuronaux,
même les visuels des caméras de
surveillance ne pourraient
pas être retenus contre lui. Il
garda quand même les yeux braqués devant lui, évitant
soigneusement le regard de ses collègues.
Vous approchez de l’allée 28.
Il ralentit.
Vous êtes arrivé. Éditez les étiquettes et expédiez.
Les boîtes de cartons rentrèrent avec difficultés dans les
attaches en caoutchouc des drones, mais il arriva quand même à un
résultat satisfaisant. Être capable de se débrouiller avec des
colis aux tailles toujours différentes sans nécessiter des réglages
coûteux, c’était leur deuxième qualité, leur deuxième avantage
sur les machines.
Fin de tâche. Chargement de la tâche suivante.
Une seconde passa, puis une autre, puis encore une autre. C’était
inhabituel, mais Kevin en profita pour soupirer encore une fois.
Vider l’air de ses poumons dans un geste d’exaspération
suffisait à lui faire du bien.
Veuillez vous rendre à l’allée 1.
En se tournant, il eut une impression de vide, comme si tout
l’aéronef avait traversé un minuscule mais profond trou d’air.
S’aidant des bras pour rester stable, il commença à remonter les
étagères.
Il ne se souvenait pas s’être déjà rendu à l’allée 1. Et de
fait, il n’y trouva aucune étagère, mais simplement une petite
porte ronde sur le sol, munie d’une grosse manivelle couverte de
plastique noir.
Entrez.
Par un étroite échelle, il arriva
dans une petite pièce circulaire
où des strapontins de mousse
synthétique avaient été accrochés
aux parois. Les
moteurs
grondaient derrière la paroi
de plastique.
Asseyez-vous.
Comme toujours, le froid régnait
dans l’entrepôt volant, le
chauffage constituant une charge dont l’entreprise pouvait
facilement se passer. Pourtant, Kevin
sentit de la sueur perler sur son front alors
qu’il bouclait une mince ceinture de sécurité autour de sa
taille. Ce
bureau, ce devait être celui
où les managers
patientaient
lorsqu’ils se sentaient obligés d’effectuer un vol pour
justifier leur salaire. Mais il n’avait aucune raison de se sentir
nerveux ou mal à l’aise. C’était le casque qui lui avait
demandé d’être là. On ne pouvait pas le blâmer pour avoir suivi
les ordres.
Veuillez confirmer votre position.
« Allé 1, confirmé » dit-il en s’efforçant de
couvrir le vacarme ambiant.
Veuillez lire et valider le texte suivant.
Sur le mur, un écran noir commença à dérouler de longues lignes
de lettres blanches. Kevin se détendit. Ils voulaient juste lui
faire lire de nouvelles consignes de sécurité ou quelque chose
d’approchant. D’habitude, on lui demandait de le faire chez lui,
hors du temps de travail, entre deux contrats ou parfois plusieurs
fois dans la même semaine. Il y avait toujours une légère
modification dans les procédures dont ni lui ni personne à son
niveau ne comprenait jamais les tenants et aboutissants – sans
doute un autre bureau lointain y trouvait-il sa raison d’être en
faisant gagner quelques centimes lors des interminables procédures
judiciaires que la firme menaient en permanence. Pendant que son
esprit dérivait, ses yeux suivaient les paragraphes sans les lire –
pourquoi se serait-il imposé cet effort ? Ce n’est pas comme
s’il était en position de refuser quoi que ce soit.
Validez s’il vous plaît.
Il effleura du doigt la case « j’ai lu et j’accepte les
conditions ci-dessus » sur l’écran mural.
Changement de sac à dos. Le nouveau se trouve sur votre siège.
Ah, voilà. C’était sans doute pour cela les nouvelles consignes :
un nouveau sac, sans doute encore plus optimisé de l’ancien, avec
une nouvelle structure plus légère, un tissu encore plus garni de
capteurs ou n’importe quelle autre légère amélioration qu’on
voulait lui faire tester. Étrange de faire le changement en plein
milieu d’une mission, mais on ne le payait pas pour avoir un avis
sur la question.
Le nouveau modèle s’avéra beaucoup plus lourd que l’ancien. Le
sol tremblait sous ses pieds, en contact direct avec le vide
extérieur.
Remise de votre carte d’identification.
Un petit encart s’ouvrit dans la paroi. Sans y penser, il déposa
le document. On allait sans doute l’affecter à une nouvelle zone
et donc lui en remettre une nouvelle. Ça expliquait tout : il
devait y avoir besoin de renforts dans une autre partie du dirigeable
et c’était lui qui allait s’en charger.
Nous avons été heureux de travailler avec vous.
Sa respiration se coupa. La phrase resta suspendu en l’air, juste
devant ses yeux.
« Quoi ? » finit-il par dire.
Commande non valide afficha
son casque, avant de lui envoyer devant les yeux la liste des
cinquante mots qu’il pouvait utiliser pour la machine.
« Répète » dit-il. C’était le seul qui semblait
pouvoir servir à quelque chose.
Nous avons été heureux de travailler avec vous.
« Merde ! Appel ! »
Commande non disponible.
Il essaya d’ouvrir la ceinture mais c’était impossible, elle
était soudée magnétiquement.
« Putain, putain, putain », répéta-t-il en repassant la
liste des commandes. Il essaya autre chose : « Mission ?
Dernière ? »
Votre dernière mission était : validation de votre fin de
contrat.
Ses membres se figèrent. Il lui semblait que le bruit du vent sur
les parois extérieures de l’appareil était de plus en plus fort.
Souhaitez-vous connaître les modalité de recours ? demanda
la voix dans ses oreilles.
« Oui ! » cria-t-il. Le syndicat… Le syndicat lui
avait promis que…
Nos données indiquent que vous avez été satisfait de chacune
des étapes de la procédure : aucun recours possible.
« Quoi ? Quelles données ? Données !
Données ! »
Données d’activité neuronales : degré d’acceptation
enregistré supérieur au niveau minimum requis.
« Mais... »
Le patch. Le putain de patch. Il essaya de glisser un doigt sous le
casque, de défaire les lanières qui lui serraient de plus en plus
la gorge...
Rappel : retirer votre casque en cours de vol est passible de
licenciement.
« Bordel ! »
Dans l’intérêt de la sécurité du vol, nous allons procéder
à une séparation immédiate.
« Non ! Putain, non ! Vous parlez… Non !
Non ! »
Procédure de séparation entamée.
Un raclement désagréable lui fit baisser les yeux. L’air
s’engouffrait en hurlant dans la cabine au fur et à mesure que le
sol s’ouvrait laissant voir, loin en bas, les toits des maisons.
Le parachute est automatique. Veuillez le rapporter ainsi que le
casque de sécurité au lieu habituel sous peine de poursuites.
La ceinture de sécurité s’ouvrit, le strapontin s’affaissa.
Dans un cri, il vit le plafond s’éloigner. Quelque part, très
loin, peut-être dans un autre pays, un écran enregistrait une
activité neuronale constante, un niveau de satisfaction dans les
normes admises par la compagnie.