mardi 20 décembre 2022

Une histoire de commande vocale

Prenez un colis réf. XX-64-XyC.

Un soupir, un coup d’œil circulaire et Kevin se gratta discrètement le crâne, sous le casque de commande, à l’endroit exact où il avait glissé le petit patch autocollant acheté pour l’équivalent de plusieurs mois de salaire dans un magasin du syndicat. Personne dans l’entrepôt ne lui prêtait attention mais…

Prenez un colis réf. XX-64-XyC répéta le casque en faisant maintenant clignoter l’ordre sur la visière devant ses yeux.

…mais ailleurs, très loin de lui, dans un bureau qu’il ne pouvait qu’imaginer, peut-être dans un autre pays ou même sur un autre continent – en attendant de pouvoir conquérir l’espace –, quelqu’un ou quelque chose surveillait son activité cérébrale, ou du moins sa traduction en chiffres et en courbes produite par les senseurs du casque. Le patch brouillait discrètement le signal afin de lui permettre de ressentir toute la lassitude et tout l’ennui qu’il voulait sans cesser d’afficher, officiellement, une bonne humeur neuronale en accord avec les standards de la compagnie.

Prenez un colis réf. XX-64-XyC.

Il s’exécuta et prit, sur l’étagère rouge et bleue devant lui, une petite boîte carré, le genre à contenir un smartphone dernier cri, une pièce d’informatique chirurgicale ou encore un flacon de nanobots – toutes ces choses que des gens, dans les grandes villes, achetaient avec enthousiasme et voulaient voir livrer dans l’heure ou la demi-journée sans quoi ils se répandaient en frustration sur les réseaux et les services clients. Il rangea l’objet dans son sac à dos et réajusta le harnais qui le maintenait à la structure métallique, une dizaine de mètres au-dessus du sol.

Prenez un colis réf. XX-64-XyC dit à nouveau le casque de sa voix impersonnelle.

Sans même avoir à y réfléchir, Kevin prit une deuxième boîte, exactement identique à la première.

Prenez un colis réf. XX-64-XyC.

Une troisième boîte.

Prenez un colis réf. XX-64-XyC.

Une quatrième. Toutes dans le sac à dos.

Prenez un colis réf. XX-64-XyC.

Une cinquième. Une flèche lui ordonna enfin de redescendre.

Quand il avait commencé comme manutentionnaire, il y avait quelques 517 contrats hebdomadaires de cela, les casques de visio-sécurité demandaient des choses comme prenez cinq colis… Maintenant, ils faisaient comme ça, un par un. Personne ne savait exactement pourquoi. Quand ils en parlaient entre collègues, le plus souvent devant un café à attendre de savoir s’ils seraient réembauchés pour une semaine supplémentaire, ils en arrivaient toujours à la conclusion que ça devaient coûter moins cher. Kevin ne comprenait pas comment c’était possible, mais quand quelque chose changeait au travail, c’était généralement pour ça. Il posa le pied sur le sol de métal.

Vérification visuelle.

Les colis commencèrent à tourner dans ses mains avant même qu’il ait conscience d’avoir entamé cette tâche. Les bons jours, il arrivait à se plonger pendant quelques minutes dans cet état second où les hauts murs en tôle grises, les étagères géantes rouges et bleues et même le rugissement permanent des hélices semblaient refluer et où une sorte d’absence cotonneuse faisait venir plus vite la fin du travail. S’il avait pu passer les huit heures de vol ainsi, il l’aurait fait.

« Aucun défaut » dit-il tout haut.

Rendez vous allée 28 place 2 pour expédition.

Se tenant des deux mains aux étagères, il traversa l’entrepôt qui oscillait au gré des turbulences aériennes. Le dirigeable devait arriver à proximité d’un quartier chic et il fallait se dépêcher d’arrimer les colis aux drones qui effectueraient les derniers mètres jusqu’au consommateur final. Ce devait être un spectacle magnifique, presque poétique, cette grosse masse blanche suspendue dans l’azur, lâchant ses dizaines de petits héliporteurs comme autant de papillons au-dessus des faubourgs. Mais tout ce que lui et les quelques autres manutentionnaires en voyaient, c’étaient les couloirs crasseux, la pénombre constante et les boîtes de carton anti-vols impeccables. Enterrés dans le ciel, pensa-t-il : ça ne manquait pas non plus de poésie, bien que d’un genre tout à fait différent.

Comme lui, ses collègues se hâtaient, encombrés par leurs harnais de sécurité, leurs sacs à dos et leurs trop nombreux colis. Ils étaient tous maigres, avec des corps qui semblaient allongés par les contorsions nécessaires pour avancer entre les structures métalliques. Ce n’était pas tant qu’ils manquaient de nourriture que le fait qu’un seul kilo supplémentaire pouvait valoir un non-renouvellement de contrat. Être plus léger que les machines étaient leur principale qualité, du moins c’est ce que répétait leur superviseur à chaque pesée.

La sensation réconfortante du patch lui donna suffisamment de confiance pour ne pas se forcer à sourire tout le long du trajet. Si ça n’affectait pas les relevés neuronaux, même les visuels des caméras de surveillance ne pourraient pas être retenus contre lui. Il garda quand même les yeux braqués devant lui, évitant soigneusement le regard de ses collègues.

Vous approchez de l’allée 28.

Il ralentit.

Vous êtes arrivé. Éditez les étiquettes et expédiez.

Les boîtes de cartons rentrèrent avec difficultés dans les attaches en caoutchouc des drones, mais il arriva quand même à un résultat satisfaisant. Être capable de se débrouiller avec des colis aux tailles toujours différentes sans nécessiter des réglages coûteux, c’était leur deuxième qualité, leur deuxième avantage sur les machines.

Fin de tâche. Chargement de la tâche suivante.

Une seconde passa, puis une autre, puis encore une autre. C’était inhabituel, mais Kevin en profita pour soupirer encore une fois. Vider l’air de ses poumons dans un geste d’exaspération suffisait à lui faire du bien.

Veuillez vous rendre à l’allée 1.

En se tournant, il eut une impression de vide, comme si tout l’aéronef avait traversé un minuscule mais profond trou d’air. S’aidant des bras pour rester stable, il commença à remonter les étagères.

Il ne se souvenait pas s’être déjà rendu à l’allée 1. Et de fait, il n’y trouva aucune étagère, mais simplement une petite porte ronde sur le sol, munie d’une grosse manivelle couverte de plastique noir.

Entrez.

Par un étroite échelle, il arriva dans une petite pièce circulaire où des strapontins de mousse synthétique avaient été accrochés aux parois. Les moteurs grondaient derrière la paroi de plastique.

Asseyez-vous.

Comme toujours, le froid régnait dans l’entrepôt volant, le chauffage constituant une charge dont l’entreprise pouvait facilement se passer. Pourtant, Kevin sentit de la sueur perler sur son front alors qu’il bouclait une mince ceinture de sécurité autour de sa taille. Ce bureau, ce devait être celui où les managers patientaient lorsqu’ils se sentaient obligés d’effectuer un vol pour justifier leur salaire. Mais il n’avait aucune raison de se sentir nerveux ou mal à l’aise. C’était le casque qui lui avait demandé d’être là. On ne pouvait pas le blâmer pour avoir suivi les ordres.

Veuillez confirmer votre position.

« Allé 1, confirmé » dit-il en s’efforçant de couvrir le vacarme ambiant.

Veuillez lire et valider le texte suivant.

Sur le mur, un écran noir commença à dérouler de longues lignes de lettres blanches. Kevin se détendit. Ils voulaient juste lui faire lire de nouvelles consignes de sécurité ou quelque chose d’approchant. D’habitude, on lui demandait de le faire chez lui, hors du temps de travail, entre deux contrats ou parfois plusieurs fois dans la même semaine. Il y avait toujours une légère modification dans les procédures dont ni lui ni personne à son niveau ne comprenait jamais les tenants et aboutissants – sans doute un autre bureau lointain y trouvait-il sa raison d’être en faisant gagner quelques centimes lors des interminables procédures judiciaires que la firme menaient en permanence. Pendant que son esprit dérivait, ses yeux suivaient les paragraphes sans les lire – pourquoi se serait-il imposé cet effort ? Ce n’est pas comme s’il était en position de refuser quoi que ce soit.

Validez s’il vous plaît.

Il effleura du doigt la case « j’ai lu et j’accepte les conditions ci-dessus » sur l’écran mural.

Changement de sac à dos. Le nouveau se trouve sur votre siège.

Ah, voilà. C’était sans doute pour cela les nouvelles consignes : un nouveau sac, sans doute encore plus optimisé de l’ancien, avec une nouvelle structure plus légère, un tissu encore plus garni de capteurs ou n’importe quelle autre légère amélioration qu’on voulait lui faire tester. Étrange de faire le changement en plein milieu d’une mission, mais on ne le payait pas pour avoir un avis sur la question.

Le nouveau modèle s’avéra beaucoup plus lourd que l’ancien. Le sol tremblait sous ses pieds, en contact direct avec le vide extérieur.

Remise de votre carte d’identification.

Un petit encart s’ouvrit dans la paroi. Sans y penser, il déposa le document. On allait sans doute l’affecter à une nouvelle zone et donc lui en remettre une nouvelle. Ça expliquait tout : il devait y avoir besoin de renforts dans une autre partie du dirigeable et c’était lui qui allait s’en charger.

Nous avons été heureux de travailler avec vous.

Sa respiration se coupa. La phrase resta suspendu en l’air, juste devant ses yeux.

« Quoi ? » finit-il par dire.

Commande non valide afficha son casque, avant de lui envoyer devant les yeux la liste des cinquante mots qu’il pouvait utiliser pour la machine.

« Répète » dit-il. C’était le seul qui semblait pouvoir servir à quelque chose.

Nous avons été heureux de travailler avec vous.

« Merde ! Appel ! »

Commande non disponible.

Il essaya d’ouvrir la ceinture mais c’était impossible, elle était soudée magnétiquement.

« Putain, putain, putain », répéta-t-il en repassant la liste des commandes. Il essaya autre chose : « Mission ? Dernière ? »

Votre dernière mission était : validation de votre fin de contrat.

Ses membres se figèrent. Il lui semblait que le bruit du vent sur les parois extérieures de l’appareil était de plus en plus fort.

Souhaitez-vous connaître les modalité de recours ? demanda la voix dans ses oreilles.

« Oui ! » cria-t-il. Le syndicat… Le syndicat lui avait promis que…

Nos données indiquent que vous avez été satisfait de chacune des étapes de la procédure : aucun recours possible.

« Quoi ? Quelles données ? Données ! Données ! »

Données d’activité neuronales : degré d’acceptation enregistré supérieur au niveau minimum requis.

« Mais... »

Le patch. Le putain de patch. Il essaya de glisser un doigt sous le casque, de défaire les lanières qui lui serraient de plus en plus la gorge...

Rappel : retirer votre casque en cours de vol est passible de licenciement.

« Bordel ! »

Dans l’intérêt de la sécurité du vol, nous allons procéder à une séparation immédiate.

« Non ! Putain, non ! Vous parlez… Non ! Non ! »

Procédure de séparation entamée.

Un raclement désagréable lui fit baisser les yeux. L’air s’engouffrait en hurlant dans la cabine au fur et à mesure que le sol s’ouvrait laissant voir, loin en bas, les toits des maisons.

Le parachute est automatique. Veuillez le rapporter ainsi que le casque de sécurité au lieu habituel sous peine de poursuites.

La ceinture de sécurité s’ouvrit, le strapontin s’affaissa. Dans un cri, il vit le plafond s’éloigner. Quelque part, très loin, peut-être dans un autre pays, un écran enregistrait une activité neuronale constante, un niveau de satisfaction dans les normes admises par la compagnie.

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